3 avril 2020 - 60 ans et toutes ses dents : l’âge du secteur
Correspondance : Bernard Odier
Psychiatre, chef de service à l’Association Santé Mentale du 13e (ASM 13), Paris
⇐ Retour au dossier "Actualités COVID-19"
Drôle d’ambiance dans cette époque de confinement pour évoquer, à la faveur du 60e anniversaire du secteur psychiatrique1, la formidable ouverture qu’il a constituée pour la psychiatrie française et pour bien d’autres.
Isabelle Montet a raison de célébrer [1] aujourd’hui l’extraordinaire résilience et robustesse de l’organisation sectorielle, capable de s’adapter sans délai à une circonstance aussi imprévue et menaçante que cette épidémie mondiale de coronavirus.
Le secteur fait face. L’articulation entre les institutions hospitalières, extra-hospitalières et les CMP donne à plein. La coordination va de soi. La confiance entre acteurs protège des tiraillements. La responsabilité globale est dans tous les esprits. On sourit avec condescendance des rêves de « fluidité des parcours » nourris et projetés par les autres spécialités médicales.
Alors les fondateurs du secteur psychiatrique auraient été suffisamment visionnaires pour que, 60 ans plus tard, les principes d’organisation qu’ils avaient édictés restent valables et suffisants pour que la psychiatrie sache s’adapter aux pires moments ?
Entre-temps, la France a pourtant beaucoup changé. La France désarme [2], l’unité nationale est fragilisée, le territoire national est décrit comme un archipel [3]. L’État est devenu creux, modeste [4]. La souveraineté nationale est entamée par le haut (l’Europe, l’OMS, le FMI) et par le bas (les régions). Finie la planification, plus d’aménagement du territoire. Les services publics en peau de chagrin sont devenus services d’intérêt collectif.
Les Français ont beaucoup changé. L’Insee les décrivait nerveux, elle les décrit dépressifs. L’idéal communiste chez les uns, la recherche du bien commun chez les autres ont laissé la place à l’individualisme et au repli frileux. La souplesse d’échine a remplacé le courage au rang des vertus.
La psychiatrie a beaucoup changé. Le principe clinique organisant, exigeant la coordination entre les équipes de soins, et l’unité de responsabilité médicale sur un territoire donné était la réponse nécessaire à la tendance à la rupture et à la discontinuité consubstantielle aux maladies mentales. Se résumant aux hospitalisations, les traitements psychiatriques étaient jusque-là discontinus, les malades étaient ventilés dans le service disponible du moment, rien ne faisait histoire, tout défaisait les liens.
Les malades ont beaucoup changé. Impossible de départager les rôles respectifs du développement de la psychiatrie de secteur, des progrès de la psychopathologie (les Anglo-saxons diraient de la psychiatrie compréhensive), de la généralisation des expériences convaincantes de suivis ambulatoires intensifs et de l’évolution des traitements physico-chimiques dans la naissance et l’approfondissement d’une adhésion au traitement qui est devenu la règle et qui rend aujourd’hui envisageable, dans certains secteurs de la clinique, une structuration de l’offre de soins sous l’effet de la demande des patients. Le développement tous azimuts de la conscience collective en matière de psychopathologie a changé les conditions de la réception des traitements, par les patients, leurs proches et leurs familles tandis que l’abaissement du seuil de sensibilité à la souffrance psychologique multipliait leurs demandes.
La société aussi s’est transformée. Il faudrait décrire deux mouvements inverses. L’un dans le sens de l’émancipation (des femmes, des minorités…) et de l’autonomisation (la hausse du niveau de vie, l’accès à l’information, la facilité de déplacement…), l’autre dans celui de l’infantilisation (le téléphone portable comme fil à la patte), de la dépendance (l’accès toujours plus tardif au premier emploi et son corollaire l’accès plus tardif à la parentalité) et de l’aliénation (les médias propriétés des multinationales, le recul du syndicalisme…). Et l’atomisation s’est poursuivie : diminution continue de la taille des foyers, du nombre de générations différentes vivant sous le même toit, augmentation du temps de trajet domicile-travail dissociant les solidarités de travail et de voisinage, crise du logement obligeant à s’éloigner, chômage obligeant à changer de région pour trouver un emploi… tous facteurs augmentant ce que Durkheim appelait anomie et reliait au suicide.
La fragilisation du tissu social requiert la capacité de la psychiatrie de secteur de créer des liens en tous lieux. Pour ce faire, celle-ci doit se débarrasser de ses pêchés originels traînés comme des boulets, cesser de rester suspecte de s’imposer au patient, de se cramponner à des découpages géographiques hier opportuns aujourd’hui incohérents, et affronter le reproche de soutenir indéfiniment des particularismes thérapeutiques risquant de constituer des pertes de chance. Rien d’insoluble.
Pour redevenir communautaire [5] dans une société en déconfiture, elle peut compter sur le développement des solidarités au niveau des malades, façon sida, de leurs proches et de leurs familles, façon parents d’handicapés, sur la généralisation depuis 2005 des groupes d’entraide mutuelle (GEM) ; elle peut s’appuyer prudemment sur les idéaux de la réhabilitation relookant les défauts de sociabilité en défauts d’habileté sociale à même de remédiation, sur le sympathique mouvement d’appel à l’inclusion, et last but not least sur le militantisme scientiste de FondaMental qui plaide pour que les malades psychiatriques soient des malades comme les autres. Mais elle doit surtout compter sur elle-même et populariser, diffuser, légitimer après évaluation les innombrables formes de travail d’équipe auprès de patients et/ou de groupes de patients dans la cité dont elle a permis l’expérimentation et le développement capillaire. Elle doit aussi en poursuivre le renouvellement et cela selon ses principes originaires.
La place manque ici pour décrire la véritable course d’obstacles que la psychiatrie de secteur a accomplie pour être encore là. Allait-elle être supplantée par la psychiatrie en hôpital général ? Se ferait-elle doubler par des réseaux de soins primaires centrés autour de généralistes ? Digérerait-elle son discrédit auprès de l’OMS [6] ? Serait-elle épongée par la privation de ressources des établissements psychiatriques soumis à un coup de rabot annuel ? Serait-elle vampirisée par le médicosocial à la faveur de la « fongibilité asymétrique2 » de ses budgets ? Se diluerait-elle dans la santé mentale ? Et comment survivre à la fonte des effectifs médicaux et à l’effacement de la formation en psychiatrie des infirmiers ? Serait-elle affaiblie par la redistribution des pouvoirs défavorable aux médecins dans les établissements sanitaires ? Enfin survivrait-elle à « l’accession » de la psychiatrie au rang de discipline médicale comme les autres ? Trouverait-elle enfin des alliés dans les rangs des universitaires de psychiatrie ?
Ainsi, la réforme de la psychiatrie par le secteur psychiatrique est-elle inachevée [7].
Les équipes de secteur ont plusieurs cartes à jouer. Prépositionnées partout, elles sont connues et estimées des partenaires sanitaires, médicosociaux et sociaux. Elles ont développé des habitudes de coopération avec les acteurs de ces trois champs. Elles disposent d’une panoplie de modalités de soins. Elles ont appris à s’accommoder des dispositions psychiques les plus diverses chez leurs patients. Elles ont promu souvent des conseils locaux de santé mentale (CLSM) et par le truchement de leurs établissements de tutelle elles sont partie prenante des communautés psychiatriques de territoire (CPT) et vont définir le projet territorial de santé mentale (PTSM). Surtout, elles peuvent être à l’initiative des conseils professionnels territoriaux de santé (CPTS) bâtis pour favoriser toutes les coopérations. Peu importe que le territoire dont il s’agit ne coïncide pas avec celui d’un secteur, il s’agit de tisser un milieu professionnel élargi propice à de nouveaux partenariats dans des domaines aussi variés que la prévention, l’éducation thérapeutique, etc.
L’épidémie qui menace la population souligne, en contrepoint de l’impréparation du système de santé, l’organisation des secteurs psychiatriques. Ceux-ci constituaient les briques d’un schéma national d’organisation des soins si, en avance sur son époque que lorsqu’il s’est agi de supprimer la carte sanitaire et de déconcentrer vers le niveau régional et les ARH ce qui restait de planification et de programmation sanitaire, le décret sur les schémas d’organisation des soins(SROS) de 3e type du 25/10/20043 a retiré aux secteurs psychiatriques leur dimension organisationnelle et ne leur a reconnu que « leur dimension fonctionnelle », supprimant au passage la liberté avec laquelle un chef de service de secteur psychiatrique pouvait choisir de façon stratégique où et de quelle façon il engagerait les moyens de son service.
Les situations de solidarité non désirée sont familières à la psychiatrie. À l’heure où j’écris ces lignes, l’extension de la pandémie – la contagion est une solidarité non désirée – donne lieu à un appel à mobilisation générale aux accents martiaux. Fut un temps, la lutte contre les maladies mentales côtoyait celles contre la tuberculose et la syphilis dans le chapitre « Lutte contre les fléaux sociaux » du code de la Santé publique. La psychiatrie de secteur n’a plus besoin d’une pareille armature. Mais elle a besoin de la reconnaissance de sa tutelle et de la garantie de l’état pour poursuivre son rôle transformateur et sa mission civilisatrice.
Liens d’intérêts
L'auteur déclare ne pas avoir de lien d’intérêt en rapport avec cet article.
Références
1. SPH. Covid-19, La digue fragile entre crise sanitaire et scandale sanitaire va-t-elle tenir ?. https://sphweb.fr/blog/2020/03/29/communique-covid-19-en-psychiatrie-la-digue-fragile-entre-crise-sanitaire-et-scandale-sanitaire-va-t-elle-tenir/
2. de Durand É. Europe : d’une démilitarisation l’autre. Politique étrangère 2014 ; 79 : 103-16.
3. Fourquet J. Naissance d’une nation multiple et divisée. Paris : Seuil, 2019.
4. Biarez S. Une politique publique : la santé mentale (1970-2002). Revue française d’administration publique 2004 ; 111 : 517-31.
5. Hochmann J. Pour une psychiatrie communautaire. Paris : Le Seuil, 1971.
6. Guimon J, Sartorius N (dir.). Manage or Perish ? The challenges of managed mental health care in Europe. New York : Kluwer Academic/Plenum Publishers, 1999.
7. Kapsambelis V. La réforme inachevée. Actualité de Philippe Paumelle. Persp Psy 2018 ; 57 : 5-7.
1 La circulaire initiale est du 15 mars 1960.
2 Fongibilité asymétrique qui prévoit le transfert à sens unique du budget sanitaire (par exemple celui de la psychiatrie) vers celui du médicosocial.
3 « Il [le secteur psychiatrique] est désormais maintenu dans sa seule dimension fonctionnelle : accessibilité, continuité, pluridisciplinarité et qualité des soins. » Circulaire DHOS/O 2 n° 2004-507 du 25 octobre 2004 relative à l’élaboration du volet psychiatrie et santé mentale du schéma régional d’organisation sanitaire de troisième génération.