20 avril 2020 - Covid-19 : après Ebola, vers une nouvelle émergence du SARS-CoV-2 en Afrique ?
Interview de Noël Tordo, président de la SFV et directeur de l’Institut Pasteur de Guinée, réalisée en visioconférence le vendredi 10 avril 2020 en présence des membres du bureau de la Société Française de Virologie.
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Noël, pourrais-tu, tout d’abord, nous présenter l’Institut Pasteur de Guinée (IPGui) à Conakry ?
L’Institut Pasteur de Guinée (IPGui) est un enfant d’Ebola qui fait suite à une demande en 2014 du président Alpha Condé au président français de l’époque François Hollande, pour créer un IP en Guinée. Sa mise en place a pris un certain temps. Nous avons obtenu un terrain d’un hectare à proximité de l’université Gamal Abdel Nasser sur lequel l’IPGui sera fini d’être construit au début 2021 ; mais nous travaillons déjà dans un laboratoire rénové. Cet IPGui correspond à la philosophie classique de chaque Institut Pasteur (il y en a 32 dans le monde) qui est fondée sur un trépied. Le premier pied est celui de la santé publique, aider le pays et sa population ; le deuxième est la formation, celle des Guinéens pour dénicher les futurs talents qui prendront progressivement des postes clefs jusqu’à, pourquoi pas, celui de directeur ; puis le troisième, la recherche, qui se fait dans un temps plus long car, comme vous le savez tous, il faut un peu de calme pour trouver le temps de réfléchir. Actuellement avec le Covid-19, j’avoue que nous avons peu de temps. Si au départ nous avons essentiellement travaillé sur les fièvres hémorragiques virales, qui restent un problème important ici – rôle des animaux sauvages et domestiques dans la transmission et comme hôtes intermédiaires vers l’homme –, l’arrivée du Covid-19 a conduit l’IPGui à s’impliquer à fond sur cette problématique – certes plus tardivement qu’en France. Je lis à travers les très intéressants documents de la Société Française de Virologie, entre autres, que vous parlez de déconfinement. Ici en Guinée, on en est à l’étape du pré-confinement.
Noël, pourrais-tu nous en dire plus sur les moyens mis à disposition ou les difficultés terrain de mise en œuvre d’un confinement, par exemple ?
Les difficultés de terrain que l’on peut avoir sont à la fois des difficultés techniques de mise en place de la détection du Covid-19 et celle du confinement en Afrique. Il faut avoir conscience que la majorité de la population d’ici vit au jour le jour, c’est-à-dire qu’elle va gagner la veille ce qui lui permettra de vivre le lendemain. C’est difficile dans ces conditions d’envisager le confinement. Ceci dit, depuis deux semaines maintenant, des mesures ont été prises pour limiter les regroupements : fermeture des églises et mosquées, nombre raisonnable de personnes pour des événements comme les mariages – nombreux avant le ramadan – ou les enterrements, etc. Ce sont des moments très importants en Guinée. Le confinement tel que vous le vivez en France et en Europe n’est pas envisageable de la même manière ici. La chance que l’on a est que le virus est venu par des voyageurs, des gens comme moi, qui sont arrivés pour la plupart d’Europe et ont importé le virus. Ils n’ont pas été détectés au niveau des aéroports malgré les mesures mises en place. Ces personnes, suffisamment riches pour prendre l’avion, n’ont pas forcément respecté de rester 14 jours chez eux, en quarantaine, et certains se sont sentis malades au bout d’une semaine. Les cas de Covid-19 sont arrivés de cette façon. Quand je suis revenu il y a quatre semaines, je suis resté à l’écart pendant deux semaines pour éviter tout risque de transmission à la population, si jamais j’avais été infecté en France. L’avantage de ce pays, qui n’est pas un hub aérien comme le sont d’autres pays en Afrique (Maroc, Afrique du Sud, Éthiopie), est de ne pas compter beaucoup de cas à l’heure actuelle et quasiment tous encore localisés dans la capitale, c’est-à-dire à proximité de l’aéroport. Il y a eu deux cas isolés à l’intérieur du pays et qui ont été confinés pour éviter la transmission. Nous avons cette « chance » si je puis dire. De plus, nous sommes dans un pays où la moitié de la population est très jeune, moins de 15 ans. Vous savez que le coronavirus affecte plutôt les gens âgés et c’est une chance de plus pour l’Afrique. On a aussi à faire à une population qui est fortement stimulée en permanence au niveau immunologique et peut être très réactive, autant de domaines de recherche à explorer. Il y aurait enfin l’explication de la chaleur du pays qui serait défavorable à la survie du virus, mais je n’ai pas réellement d’éléments scientifiques qui puissent appuyer cette hypothèse. La deuxième difficulté, identique à ce que vous avez en Europe, est d’obtenir les kits de détection, de prélèvement, les sondes et les amorces. Tout ce que vous vivez en Europe et les difficultés rencontrées, sont à multiplier par deux ou trois lorsque vous êtes ici. L’entraide « africaine » entre les trois laboratoires qui en Guinée participent à la détection du SARS-CoV-2 devient alors importante : l’IPGui, l’Institut national de santé publique (INSP) et un laboratoire mis en place pas les Russes depuis la période Ebola (Crems). Nous partageons autant que possible les kits obtenus via différentes sources, le Centre national de référence (CNR) de l’IP Paris, le Pôle Pasteur de Hong Kong, via des collègues virologues (hôpital « la Charité » de Berlin) qui nous ont procuré des kits non encore commercialisés, etc. Cela nous a permis de mettre en place la détection de Covid-19 et de partager les protocoles. En ce moment, nous sommes à court d’écouvillons et le serons bientôt pour les kits : un don qui a été fait à la Guinée par la société chinoise Alibaba, le Google chinois, nos collègues guinéens nous en ont donnés et à l’inverse nous leur avions fourni les premiers kits que nous avions obtenus. Globalement, dans la difficulté, chacun essaye de s’arranger pour que cela fonctionne mais c’est difficile de 6 h du matin à minuit tous les jours ! C’est une vie de chercheur différente en ces temps de crise et il suffit de l’accepter, la situation des CNR et des laboratoires d’hôpitaux n’est pas différente en France !
J’ai vu que la Fondation Mérieux proposait un soutien (envois de kits de détection, etc.). Avez-vous eu accès à ce genre d’aide ?
Il y a une solidarité internationale qui est bien visible et dans la continuité de ce qui a été fait pour Ebola : les Russes, que j’ai précédemment cités, les Allemands et les Américains – moins présents en termes de laboratoires mais très présents en matière d’épidémiologie – aident l’Agence nationale de sécurité sanitaire (ANSS) à détecter les cas et les contacts pour les envoyer à tester aux laboratoires. Il y a une solidarité qui n’a pas cessé en Afrique de l’Ouest depuis Ebola et a structuré l’ensemble des laboratoires. Nous sommes actuellement en collaboration avec la Fondation Mérieux pour trouver des GeneXpert System, les cartouches dans lesquelles l’échantillon est placé directement, ce qui simplifie la méthode de diagnostic. Le problème est que les cartouches de détection du Covid-19 viennent à peine de sortir et vont être disponibles d’abord pour les USA, puis l’Europe et enfin pour l’Afrique. C’est comme ça même si c’est peut-être en Afrique qu’on en a le plus besoin car c’est ici qu’il y a le moins d’experts pour faire de la qPCR classique – qui n’est pas compliquée en soi, mais qui nécessite un tour de main pour éviter de générer des faux positifs.
L’OMS est présente sur place, quel est son rôle ?
L’OMS Afrique et sa branche en Guinée ont beaucoup aidé les labos à obtenir les fameux kit PCR pour les diagnostics du Covid-19. Dès qu’il y a possibilité, l’OMS apporte son aide, main dans la main avec d’autres bailleurs comme la Banque mondiale, la Fondation Mérieux, l’AFD et d’autres. Globalement, le monde est tout de même au chevet de l’Afrique. Il y a aussi l’aide entre instituts du réseau des IP africains : il existe des groupes de réflexion entre ces instituts pour des approches simplifiant les méthodes de détection actuelles qui nécessitent une purification préalable de l’ARN avec des kits, ce qui est chronophage sans automates, et coûteux. Nous essayons de valider des méthodes alternatives pour gagner du temps, par exemple en chauffant simplement l’échantillon. Ces approches sont également testées, entre autres, par des laboratoires français. Pour de la santé publique de masse, cela permet de faire le tri des fortement positifs et ensuite, de pouvoir affiner si besoin. Il y a un manque d’écouvillons et de milieu de stabilisation que nous essayons de fabriquer. Nous validons des méthodes et matériels « faits maison », en parallèle des systèmes commerciaux. C’est de la « démerde locale avec un côté Mc Gyver » ! On est obligé de travailler comme cela et ce n’est pas limité aux IP du réseau. La pénurie d’écouvillons de prélèvement existe d’ailleurs aussi dans certains CHU français qui fabriquent eux-mêmes leurs milieux de culture. Nous avons récemment échangé sur leur composition. Le déficit d’approvisionnement est ce à quoi nous travaillons quotidiennement en Afrique.
Au moment où la demande en diagnostics s’est amplifiée, nous sommes devenus limités par le nombre de scientifiques/techniciens compétents (cinq). Mais nous avons pu enrôler un scientifique et deux laborantins de l’Institut de recherche pour le développement (IRD), initialement venus pour des prélèvements de terrain et immobilisés ici en raison du couvre-feu. Ainsi, l’IPGui et l’IRD travaillent ensemble pour faire face au Covid-19 en Guinée. Cela renforce nos capacités et permet de faciliter le traitement des échantillons en attente. Toutes les méthodes simplificatrices que l’on peut mettre en place sont utiles.
Est que l’IP Conakry participe à l’effort de séquençage pour mettre à disposition de la communauté scientifique les séquences africaines du SARS-CoV-2 ?
De nombreuses questions me sont posées dans un sens plus large concernant les thèmes de recherche, le séquençage viral n’étant qu’un aspect. Nous sommes pour le moment dans l’urgence, dans notre mission classique d’IP visant à aider à l’amélioration de la santé publique. La recherche est un point qui nous intéresse, bien entendu, et qui nécessite du temps de réflexion que nous n’avons pas. Nous avons été contactés pour effectuer le séquençage des virus circulant en Guinée : la mise en place est en cours, mais comme vous l’avez compris, nous sommes un peu sous l’eau du Covid-19 actuellement. Et puis, un autre souvenir d’Ebola qui a marqué les esprits au sortir de l’épidémie, est que les souches guinéennes, sierra-léonaises, liberiennes ont été séquencées par d’autres sans bénéfice pour les pays concernés et de nombreuses récriminations ont été alors prononcées. C’est pour cette raison que l’IPGui, qui n’est pas un institut français mais un institut de plein droit guinéen reconnu par l’Assemblée nationale – même s’il est largement soutenu pas la France à travers le ministère de l’Europe et des Affaires étrangères (MEAE) et l’Agence française de développement (AFD) –, a mis en place un système de MTA (accord de transfert de matériel) pour mieux gérer les échanges internationaux et afin qu’il y ait une contrepartie pour l’IPGui si ce type de séquençage se mettait en place.
Nous travaillons pour apporter une vision de la variabilité virale circulant en Afrique. Nous avons sur place deux minION (Oxford Nanopore Technologies), les mêmes qui ont servi à analyser les derniers cas d’Ebola et à aider les épidémiologistes à comprendre les derniers circuits de transmission. Nous serions donc capables de réaliser les séquences du SARS-CoV-2 mais nous n’en avons actuellement pas le temps car toute notre énergie est dédiée au diagnostic de base. Ce séquençage est bien sûr quelque chose qui nous intéresse au-delà de la crise du Covid-19 car beaucoup d’études resteront à faire. Une des missions justifiant la création de l’lPGui était d’être mieux préparé à la prochaine crise. Et voilà qu’elle arrive alors que nous sommes encore petits ! Je ne connais pas dans le monde un virus qui ait émergé et dont on ait prévu l’émergence ! Tout le monde a été surpris, même en Europe. Mais ces structures que nous mettons en place permettent de réagir plus rapidement, et plus efficacement quand une prochaine émergence arrivera, peut-être Ebola, peut-être un autre coronavirus. La différence entre les deux est qu’Ebola est beaucoup plus létal alors qu’on ne connaît pas bien quelle sera la létalité ici en Afrique de ce coronavirus hyper-diffusible. On peut avoir individuellement moins de chance de mourir mais avoir collectivement davantage de morts.
Outre le Coronavirus, il me semble qu’il y a d’autres épidémies en cours en Afrique : qu’en est-il ?
C’est tout le problème, le coronavirus est l’arbre qui cache la forêt. En France, c’est la même chose : on ne peut pas suivre un bulletin d’information France 24 sans entendre le nombre d’infectés, de morts et de sortis d’infection. Ici, on fait la même chose ; on regarde les mêmes programmes ! Pourtant depuis le début de l’année, les cas de rougeole sont suspectés en plus grand nombre que ceux de l’an passé, mais sont moins suivis parce que diagnostiquer la totalité des infections est difficile. La rougeole est un problème en Guinée comme d’autres maladies bactériennes ou zoonotiques, présentes également. Nous menons aussi des études sur les animaux porteurs du virus de la fièvre de la vallée du Rift, de la fièvre de Crimée-Congo qui présagent que des cas humains sont probables, mais ne sont pas explorés car l’urgence est ailleurs. Il faut faire des choix et la Guinée est un pays où les problèmes de santé sont multiples et variés. En outre ce n’est pas un paradis pour le fonctionnement optimal des laboratoires ! Durant la période sèche, il peut y avoir des coupures d’électricité jusqu’à 12 h, voire 15 h par jour. Ce n’est pas facile quand vous gérez une biobanque et un laboratoire P3 (BSL3). La maintenance d’une telle infrastructure est coûteuse en carburant. En même temps, pour un microbiologiste-virologiste, la Guinée est un paradis parce qu’on y trouve à peu près tout ! Le nord du pays, qui touche le Sénégal, est une région sahélienne, relativement sèche, alors que le Sud, là où est né Ebola, est au contact du Libéria et de la Côte d’Ivoire dans une région forestière où vivent encore quelques petits éléphants. Si on trace un transept de Nord-Ouest à Sud-Est, en 600 ou 700 km on change complètement de biotope, de sec à humide. Il y a quelques régions dans le monde qui offrent une diversité similaire, comme le Mexique ; c’est dans ces endroits qu’on trouve le plus de biodiversité, notamment microbiologique. Outre la rougeole, les hépatites, les méningites sont d’autres problèmes récurrents, le choléra apparaît de temps en temps, et évidemment le paludisme est présent partout. D’ailleurs les personnes malades disent souvent « tiens, j’ai fait un palu ce week-end ! » même si c’est autre chose. Nous sommes l’un des derniers endroits au monde où la trypanosomiase, transmise par la mouche tsé-tsé est présente. Jean-Mathieu Bart, le chercheur de l’IRD qui est venu en renfort sur l’épidémie de Covid-19, travaille d’ailleurs cette thématique. Nous allons recruter un groupe pour étudier cette maladie de niche à l’IPGui, et tenter de parvenir à son éradication. Je ne vais pas terminer sans vous parler de la rage, une maladie qui me tient plus particulièrement à cœur. Il y a de la rage en Guinée comme dans les autres pays d’Afrique. Il est très difficile de dénombrer exactement les cas humains et animaux. Nous faisons beaucoup d’effort avec Cécile Troupin, une scientifique de l’IPGui, pour essayer de motiver les structures de santé à les répertorier précisément. À l’horizon 2030 est prévu un programme d’éradication de la rage humaine d’origine canine qui est porté par l’OIE, l’OMS et la FAO. Nous essayons d’utiliser cette dynamique pour aider à mettre en place un meilleur de contrôle de la rage en Guinée, diagnostic, vaccination, recherche. Outre ces activités de recherche, l’IPGui va mettre en place un laboratoire de biologie médicale et un centre de vaccination parce que c’est une offre de service classiquement proposée par les IP du réseau, qui bénéficie à la santé publique du pays et qui permet la pérennité structurelle de l’institution.
Concernant la rougeole, pour compléter, je voulais savoir quelle était la stratégie de vaccination et le plan de santé publique concernant cette infection ?
Il y a un plan de santé publique pour la rougeole en Guinée. C’était le gros chantier de l’année 2019, juste avant l’arrivée de l’épidémie de Covid-19. Les chiffres étaient étonnants car dans certaines municipalités et régions, on notait des flambées alors que la population était sensée être vaccinée. Une étude de l’ANSS a montré que cela est dû à un recensement imparfait des enfants (migrations, déplacements). La couverture vaccinale est en fait inférieure à ce que l’on pensait, sans compter que les certificats de vaccination ne sont pas toujours disponibles. Il s’agit d’une préoccupation majeure du plan de vaccination récemment mis en place dans les 33 préfectures de Guinée afin d’atteindre le taux de vaccination nécessaire à la protection de groupe. Nous sommes actuellement en lien avec une maternité de la banlieue de Conakry pour le suivi des enfants. Nous voulons aussi mettre en place un diagnostic de la rougeole comme développé par le CNR de Caen (Astrid Vabret et Meriadeg Le Gouil), qui consiste à tester aisément la positivité virologique et sérologique des enfants par prélèvement oral sans être obligé de leur prélever systématiquement du sang. Le Covid-19 a suspendu provisoirement ce projet mais il reprendra après la crise car la rougeole est un problème récurrent de santé publique en Guinée.
Quel est le sentiment de la population de Guinée vis-à-vis de la vaccination en général ?
Le sentiment est très positif, les gens le prennent pour un bien, pour quelque chose que l’on vous donne. Une bonne partie de la population est dans le manque et tout ce qui est donné est accepté. Il n’existe pas ici de groupements anti-vaccination comme en Europe. Il peut y avoir des difficultés dans l’enregistrement et le suivi des vaccinés ; les carnets de vaccination ne sont pas toujours gardés de manière optimale par les familles ou le centre de vaccination. En revanche il n’y a pas vraiment de peur de la vaccination. Ceci dit, dès que des pathologies particulières arrivent, comme cela a été le cas pour Ebola, et maintenant pour de Covid-19, on va toujours avoir des franges de la population pour soutenir que cela a été amené par les médecins. Les réseaux sociaux comportent les mêmes dangers, sèment les mêmes types d’informations erronées qu’en Europe et annoncent n’importe quoi et son inverse !
Au moment d’Ebola – j’étais à l’époque à Macenta – quand la Croix-Rouge arrivait pour distribuer dans les écoles des savons et des kits de nettoyage, je me souviens avoir vu au moins une fois les enfants sauter par les portes et fenêtres ouvertes des classes – c’est un pays où il fait chaud –, sauter pour disparaître car les parents devaient dire « attention, quand il y a des médecins qui arrivent il faut vous cacher ! ». Il y a eu des situations encore plus difficiles pour MSF lorsqu’ils sont intervenus au moment d’Ebola. Nous étions alors au plus clair de la crise d’Ebola, nous ne sommes plus dans cette situation-là. On entend cependant ça et là que les masques fournis en masse sont dangereux car c’est à l’intérieur des masques que l’on s’infecte, que quelqu’un de malveillant y a mis du Covid-19 de manière à le transmettre à la population. En fait, nous avons les mêmes bêtises qui circulent sur nos réseaux sociaux, sans la petite coloration africaine !
Quelques mots sur Ebola, Président ?!
Ebola est derrière nous, je le disais précédemment. Ebola a généré de la peur, et en même temps, a permis à la Guinée d’être mieux préparée aux émergences. Quand l’épidémie de Covid-19 a été annoncée, alors qu’il n’y avait encore rien ici, très rapidement, on a vu refleurir devant les restaurants les distributeurs d’eau de javel et la température corporelle est mesurée des dizaines de fois par jour ! D’ailleurs, avec les pistolets de prise de température à distance, il m’arrive d’être testé à 33 °C et j’explique au gardien que « je suis peut-être mort » ! Dans ce sens, on peut dire qu’Ebola a eu quelque chose de très positif puisqu’il a permis à la Guinée de se préparer avant que le premier cas de Covid-19 ne soit présent. Quand le Covid-19 est réellement arrivé cependant, cela n’a pas été très facile de s’organiser – le pays est moins organisé quand même qu’un pays européen – et là, il y a eu un peu de pagaille au début. Mais en Europe aussi, notamment lorsque les intrants commencent à manquer, tout devient compliqué. En tout cas, si la Guinée est moins stressée sur Ebola, les Guinéens s’en souviennent tous ! Ebola a explosé en Guinée et en Afrique de l’Ouest, loin des endroits habituels de circulation d’Afrique centrale. En revanche, une pathologie, présente en Guinée depuis longtemps, comme en Sierra-Leone, est la fièvre Lassa, une autre fièvre hémorragique virale dont la Guinée continue d’être un bastion fort. Des cas surgissent de temps en temps, comme au début 2019. La population y est plus habituée, ils font les grands titres puis disparaissent. Vous savez que le virus Lassa est transmis par les rongeurs, notamment Mastomys natalensis. Ces apparitions sporadiques n’empêchent pas une certaine fraction de la population, notamment les enfants, de continuer à attraper, chasser et consommer ces rongeurs, comme on consomme des chauves-souris en forêt par exemple. Cette consommation a été interdite au moment d’Ebola, elle n’est toujours pas recommandée mais c’est difficile et compliqué d’aller contre des cultures millénaires. En Afrique, il faut voir les choses de manière différente. Par exemple, durant Ebola, la toilette des défunts, très importante dans la culture locale, a été à l’origine de beaucoup de cas d’infection. Facile de dire « on ne nettoie plus les défunts ! » mais c’est culturellement inacceptable et on peut tout à fait le comprendre. Les gens sont très proches : ne pas s’occuper de quelqu’un qui décède, c’est manquer à ses devoirs sociaux. Pour lutter efficacement contre Ebola, il a fallu que les scientifiques et les médecins, accompagnés d’anthropologues, expliquent, convainquent et travaillent main dans la main avec des imams, des prêtres, des chefs de villages. C’est alors que les situations se sont améliorées. Cela a permis un meilleur contact avec la population pour mettre en place les « gestes barrières » de l’époque, comme on essaie de mettre en place ceux du Covid-19 aujourd’hui, en connexion avec les coutumes locales. Je me rappelle qu’avant de partir en Guinée, j’avais lu un entrefilet dans un journal en France, qui disait qu’au 6e étage d’un bâtiment haussmannien au début du boulevard de Sébastopol à Paris, on avait retrouvé un monsieur décédé depuis six mois. A priori, personne n’était venu le voir, j’imagine que dans son immeuble, personne ne s’était aperçu que ce monsieur-là ne descendait plus : c’est une situation qui ne peut pas arriver en Afrique. Je discutais la dernière fois avec mon chauffeur en lui racontant que mon père était actuellement dans un Ehpad en France, en lui expliquant ce qu’est un Ehpad et la situation actuelle dans ces structures : « je suis en Guinée, j’ai des frères à Strasbourg et dans le Jura et mon père est au centre de la France, il n’y avait pas d’autres solutions que de le mettre dans un Ehpad ». Mon chauffeur s’est étonné « mais les vieilles personnes, vous ne les gardez pas avec vous en France ? ». Qu’est-ce que j’avais à lui répondre... ? On ne les garde pas avec nous en France car la société n’est pas faite comme cela. Peut-être que certains ont toujours la chance de faire ça. Il y a toujours deux faces à une pièce : on peut la regarder d’un côté ou de l’autre.
Pour finir sur Ebola, on peut noter que l’épidémie qui semblait jugulée en République Démocratique du Congo (RDC) vient d’essuyer un rebond. Un tel rebond a aussi existé en Guinée, au début 2016 exactement dans les mêmes conditions, alors que l’OMS allait annoncer la fin de l’épidémie. La réinfection initiale s’est effectuée par voie sexuelle. Immédiatement, une réaction très forte des autorités guinéennes (restriction des mouvements, vaccination en cercle, etc.) a permis de juguler cette nouvelle circulation du virus. Espérons que la réaction sera aussi efficace en RDC même s’il est à craindre que la présence éventuelle de Covid-19 puisse compliquer la situation.
Tu illustres par tous ces exemples l’importance que revêtent les sciences humaines et sociales (SHS) quand on considère une épidémie. Est-ce que tu penses que c’est un critère qui est suffisamment pris en compte ? Est-ce que vous avez aussi des gens de terrain côté SHS qui travaillent sur ces questions-là ?
Au moment d’Ebola, un très bon travail a été fait par des gens qui sont venus de différents pays et par des Guinéens. Il y a un laboratoire très efficace de SHS à l’université Sonfonia de Conakry (Moustapha Diop) qui travaille sur ces questions. Des ouvrages ont été écrits, non seulement au moment d’Ebola, mais aussi après, sur les séquelles physiques ou psychologiques. Un chercheur de l’École normale supérieure de Lyon, Frédéric Le Marcis, qui a beaucoup travaillé en Afrique et qui est présent ici depuis le début de la crise Covid-19, fait cette analyse SHS : c’est capital ! J’espère travailler avec lui ou des collègues guinéens sur la rage parce qu’il y a aussi beaucoup d’aspects SHS dans cette maladie. On ne prend pas suffisamment en compte cette dimension et il est clair que pour Ebola par exemple, c’est à partir du moment où l’on a mieux compris quelles étaient les relations humaines/anthropologiques, que la riposte s’est améliorée. Les chercheurs de l’IRD qui travaillent sur le trypanosomiase humaine africaine (Bruno Bucheton), par exemple, dont je parlais tout à l’heure, ont travaillé avec un groupe théâtral guinéen, pour mettre en place des petites saynètes qui sont montrées dans les différents villages où sont représentés/imagés le risque et la prise en compte de la maladie du sommeil. Ceci, dans les différentes langues locales pour essayer de faire passer des informations de base pour mieux se protéger, tout en gardant ce côté ludique, mieux adapté au mode de communication local, avec beaucoup de transmission orale ou musicale.
Quid du nerf de la guerre ?
Le financement de toutes ces activités en Afrique dépend quasi-intégralement de bailleurs internationaux. Ce n’est pas à la communauté scientifique française que je vais expliquer que l’événementiel et le médiatique sont des points très importants en matière de financement de la santé publique et de la recherche. La même chose se passe ici. Beaucoup d’argent, arrivé au moment d’Ebola, a été utilisé. Lorsque l’épidémie s’est terminée, les vestiges de cet argent-là ont été intelligemment utilisés sur d’autres sujets. Ainsi fonctionne la recherche en Afrique : on commence à travailler sur un sujet, puis un autre émerge à côté qui ne faisait pas partie des priorités, les chercheurs savent très bien se partager. Bien sûr l’argent est toujours nécessaire, parfois il y en a trop dans un domaine où on n’a pas la maturité pour pouvoir l’utiliser ; il faut donc essayer d’en obtenir sur le long terme, pour assurer un support permanent.
Les crises, comme celles du Covid-19, font évidemment réagir les bailleurs. Il est bien évident que les machines que l’on est en train d’acheter et qui vont être très utiles pour le Covid-19, seront aussi utilisées après pour d’autres actions. Si je les avais demandées pour ces autres actions, elles auraient été probablement plus difficiles à obtenir. Mais je parle à des chercheurs déjà convaincus que l’on peut utiliser un financement à plus large spectre que son focus initial...
Pour parler de la rage, depuis son arrivée en Guinée, l’Institut Pasteur a essayé d’aider du mieux possible à démontrer qu’il y a effectivement de la rage humaine et animale. En outre, la FAO a aidé le laboratoire central vétérinaire au diagnostic de la rage à partir d’échantillons de cerveaux de chiens mordeurs. Nous avons aussi sensibilisé l’ANSS, et notamment son directeur Sakoba Keïta, au fait que la majorité des victimes de rage sont des enfants. Il s’en est suivi une fourniture de vaccins antirabiques aux différents centres de santé. D’autre part, nous avons réfléchi à comment l’IPGui pourrait aider la population locale à se protéger préventivement de la rage ou après morsure. En travaillant à la fourniture de vaccins humains et animaux (discussions avec Aure Saulnier du CA de la SFV) en prévoyant un centre de vaccination, notamment antirabique, où seraient mises en place les nouveaux protocoles de vaccination antirabique. Comme vous le savez une vaccination post-exposition nécessite plusieurs doses à administrer, jusqu’à 5 injections en un mois et donc une présence à proximité d’un centre de vaccination. Il est difficile de faire revenir les mordus pour chaque dose dans un pays où le travail du jour assure souvent la subsistance du lendemain. Ainsi, le schéma vaccinal n’est souvent pas complété. Des procédures de vaccination plus courtes sur une semaine ont été élaborées, en particulier par l’Institut Pasteur du Cambodge, et nous comptons les mettre en place en Guinée.
En outre, afin d’avoir une meilleure connaissance de la situation de la rage humaine et animale en Guinée, nous collaborons avec l’École vétérinaire de Dalaba, école très active. Nous avons pris en charge neuf vétérinaires en fin de thèse pour silloner les huit grandes régions de la Guinée et dresser une image des dix dernières années de rage (i.e. morsures de chien, vaccination, décès, etc.). Cela permet non seulement de recueillir des informations plus précises sur la circulation et la présence de la rage en Guinée, mais aussi d’évaluer l’efficacité du système de reporting des cas de morsures, de décès et des vaccinations. Sur cette base-là, nous avons réussi à convaincre les autorités et l’ANSS, qu’il était nécessaire d’améliorer le diagnostic vétérinaire, l’achat et la délivrance de vaccins aux centres de vaccination.
Est-ce que la rage animale est également ciblée par ces efforts de vaccination antirabique, car c’est un des objectifs du OneHealth ? Y a-t-il des lâchers d’appâts avec des vaccins antirabiques sur une base de vaccine ?
Il y a des programmes de vaccination des chiens qui se mettent en place, encore timides. Le programme d’élimination de la rage à horizon 2030 se résume en deux points clefs, (i) la vaccination des chiens d’une part car ils sont responsables de 98 % des transmissions humaines de rage, puis (ii) évidemment, la prise en charge des personnes mordues même si l’animal n’est pas identifié. Les programmes de vaccination des chiens s’appuient sur une étude préalable précise de leur population. La Guinée est un pays varié : la région côtière où se situe Conakry, est à ~ 80 % de religion musulmane et la région forestière est à ~ 50 % de religion chrétienne. Les comportements des personnes vis-à-vis des chiens ne seront pas les mêmes en fonction de ces différents types de populations : dans la forêt, le chien est un animal qui va aider le chasseur et les deux vont être proches. À Conakry, les chiens sont plutôt à proximité des poubelles et se nourrissent des déchets rejetés par l’homme. Nous essayons actuellement d’estimer le ratio homme/chien, comme dans tous les pays, de manière à permettre la mise en place de programmes de vaccination canine efficaces. Le chien domestique peut bénéficier d’une vaccination parentérale ; pour les chiens errants, on peut éventuellement donner des appâts. Toutefois, tous les chiens vivent à proximité immédiate des populations humaines et il faut faire attention quand on donne des vaccins oraux concentrés en virus recombinants ou atténués à éviter le contact avec la population humaine, en particulier les enfants. Oui, ces programmes d’élimination sont connus et voulus mais tout reste à mettre en place. Nous allons y arriver à horizon 2030 !
Merci Président d’avoir pris le temps de cet entretien sur la situation en Guinée.
Liens d’intérêts
Les auteurs déclarent ne pas avoir de lien d’intérêt en rapport avec cet article.