20 mai 2020 - Engagement solidaire et déconfinement ?
Correspondance : Jean-Claude André
LRGP-UMR 7274 CNRS-UL 1, rue Grandville, F54000 Nancy, France
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Il y a encore quelques mois, une perception linéaire du temps ouvrait la possibilité de penser un futur différent du présent engoncé aujourd’hui dans la crise. Pour agir dans le sens souhaité d’un ressourcement, le futur désiré devra sans doute être reconfiguré en profondeur. Mais, comment repenser l’idée d’avenir au regard d’un discours sur le monde caractérisé hier par la multitude et le débordement, où tout circulait de plus en plus vite et de plus en plus intensément ? Le confinement a, de manière simultanée, bloqué les échanges économiques et permis, dans l’impréparation générale, de nouvelles solidarités.
La tension « ouvrir et contenir » apparaît après six à huit semaines de confinement pour l’ensemble des États européens concernés (fin avril à mi-mai 2020). Les critères socio-économiques et politiques deviennent déterminants, à côté des critères sanitaires. La situation sanitaire n’est cependant pas stabilisée et des retours épidémiques sont peut-être à envisager, entraînant une activité économique fortement chaotique parce qu’on n’est pas capable de fonctionner en mode « dégradé ». Et pourtant, il faut retourner dans des conditions précaires au travail (pour ceux qui en ont encore).
Face aux situations inacceptables subies par le corps médical pendant plusieurs mois, nous ne pensions pas, en mars 2020, dans notre activité de recherche scientifique, loin du besoin immédiat de la société, loin des appels au secours, à un besoin de solidarité particulier. Nous ne pensions pas non plus que la présence de personnels du Centre national de la recherche scientifique (CNRS) ayant quelque expertise en fabrication additive (pour fabriquer des masques) puisse être « démocratisée », auto-organisée (parce que spontanée) en faisant participer les volontaires à un rapprochement avec le « terrain », le corps social exprimant sa souffrance. Dans cette période, pour sauver une situation alarmante, inventivité, créativité, (bonne) volonté ont été au rendez-vous. Après plusieurs semaines, où le temps n’a pas été compté, nous pouvons considérer cette activité solidaire comme une forme privilégiée d’engagement, porteuse de nombreux potentiels générateurs de rencontre, de compréhension, de relation (même à l’intérieur de l’Organisme), voire d’établissement de liens durables. Ces engagements partis de « bricolages savants » se sont organisés et ont changé notre façon de voir, de gérer le quotidien, avec un effet mémoire intense.
Au-delà de l’action finalement modeste des travaux réalisés relativement au réel besoin du corps social, même dans les formes les plus ordinaires et les plus locales d’aide technique, être présent avec sa compréhension de l’événement extraordinaire que nous vivions a été implicitement considéré par le réseau informel CNRS, dans lequel je me suis trouvé, comme une valeur primordiale pour « être avec ». Dans ces moments de crise, la proximité, la relation et la continuité ont constitué trois contraintes de base d’une nouvelle « grammaire » de la solidarité. Une base qui permettait l’expression de formes particulièrement importantes d’action directe solidaire, parce que les liens anciens qui nous reliaient à nos structures hiérarchiques étaient distendus par le confinement et l’inaction partielle associée par éloignement des machines et des instruments (et aussi, rappelons-le avec une bienveillance généralisée de celles-ci, voire plus).
Sur deux mois, dans cette situation particulière, apprenante, la solidarité réinterprète et crée de nouvelles habitudes en repensant les rôles de chacun. La réponse à l’appel, à l’urgence, à l’émotion se sont immiscées dans ce qui réglait nos comportements d’hier. La relation à l’autre (une forme de distanciation sociale ?) se distingue profondément de la relation traditionnelle, s’appuyant sur des objectifs bien maîtrisés avec des gestions et des évaluations bien réglées. Quoi qu’on en pense ou dise, la recherche suit et respecte des processus normés. Nous avons, dans l’urgence, avec nos modestes moyens, nos difficultés d’accès aux machines, les contrôles pour les déplacements, nos connaissances lacunaires sur les risques liés aux productions et à leur utilisation, etc., participé à une circulation de l’information et de fournitures d’équipements de protection individuelle économe et pragmatique, peu visible mais utile. La débrouillardise l’a emporté sur les modes de gestion et leurs complexités en supprimant nombre d’interdépendances. Techniciens et chercheurs ont aussi appris en commun quelques rudiments de solidarité sociale. Merci à Catherine, à Stéphane, à Emmanuel et à Philippe et tous leurs autres collègues qui ont été volontaires dans l’action pour les autres, pour le bien commun.
Mais, dans le même temps, pour d’autres ne disposant pas des mêmes potentialités, ni des mêmes envies, le télétravail a été un relais de l’activité précédente avec du travail individuel, régulé par des liens numériques. L’individualisation est une tendance très forte du changement de valeurs depuis l’après-guerre mondiale, liée à la sécularisation, très importante dans les pays de l’Europe de l’Ouest. Après le confinement, seront-ils davantage demandeurs de liens collectifs et de solidarité renforcés, parce qu’ils ont éprouvé les effets de leur isolement pendant le confinement ? Ou, au contraire, la vie recommencera-t-elle plus ou moins comme avant, en tenant compte des contraintes sanitaires, avec ses relations humaines réglées et conformes ? Un oubli volontaire de la situation vécue pendant la pandémie ?
L’exceptionnel ne dure pas. Les unités de recherche commencent, et c’est naturel, à se recentrer sur leur réouverture prochaine, ce qui est normal (mais compliqué, à cause de règles de protection indispensables des personnels), dans le contexte « d’avant ». Elles remobilisent donc leurs forces à leur seul « bénéfice », alors qu’il faudrait peut-être continuer à mobiliser des forces opérationnelles au bénéfice de la communauté, des communautés ou bien tenir compte des acquis organisationnels de ceux qui ont joué le jeu de l’aide généreuse. D’une part, toutes les unités ne disposent pas d’ateliers de mécanique et/ou d’imprimantes 3D. Celles qui peuvent réaliser des équipements seront-elles volontaires pour alimenter les autres laboratoires en équipements de protection ? D’autre part, dans la pénurie générale actuelle, il y a encore une place au soutien du public et du corps médical. Que faire ? Entre anarchie solidaire, dirigisme national, égoïsme et inerties diverses, il doit y avoir moyen de trouver une réelle légitimité sans être obligés de donner des « bons points » ou une belle médaille à ceux qui souhaitent participer à l’effort national. Mais ceci dépasse ma modeste personne…
Cependant, ce que je comprends de la situation, c’est que si l’on veut trouver demain un nouvel accord social, prenant en considération les nombreux élans de solidarité constatés, il est impératif d’être toujours présents, de poursuivre la gestion de la crise sanitaire et socio-économique, mais sans doute autrement que dans cette urgence, finalement stimulante parce que génératrice de liens de toutes sortes. Il convient alors d’engager, le plus vite possible, un processus de réflexions et de propositions, étayées « sociétalement », visant à préparer et à changer ce demain qui ne devrait alors pas se limiter à un simple « business as usual », un retour aux anciens dogmes intangibles, quasiment élevés au rang d’éthique, là où l’on a besoin d’un « human as unusual ». Mais, c’est sans doute plus difficile à faire qu’à dire.
L’État n’échappera sans doute pas à la proposition d’un nouveau pacte d’avenir impliquant un nouvel élan, des politiques sociétales repensées à l’aune de valeurs alternatives à réaffirmer, une organisation plus flexible, agile, efficace et cohérente, des valeurs de solidarité internes et externes priorisées, d’autres modes décisionnels. Il devrait y avoir une place dans ce « tsunami de reprise » pour ceux qui ont été des acteurs du quotidien dans finalement cette belle aventure (pour ceux qui n’ont pas été atteints directement ou indirectement par le virus). La recherche dans ce décor à reconstruire a un rôle à jouer en étant à la fois force de proposition et acteur de la transformation souhaitée, mais sans doute autrement qu’hier. En même temps, les nouveaux modes de coopération créés avec le corps social pendant le confinement pourraient avoir une grande utilité pour de nouveaux engagements : arrêter la prochaine pandémie, faire face au changement climatique et à d’autres menaces fondamentales. Le rôle sociétal de la recherche académique est ainsi questionné !
Autre exemple qui peut intéresser les citoyens comme les scientifiques, les contraintes mises en place pour aplatir la courbe épidémique ont limité les opportunités économiques et ont accru la récession engagée depuis peu, parce que nous vivons aujourd’hui dans des économies dont les systèmes productifs sont fortement fragmentés. La production se fait largement à flux tendus. Ce mode de production rentable, lié à la spécialisation des entreprises et des pays, rend l’économie vulnérable à des perturbations fortes parce qu’un blocage de la production d’une seule entreprise clé peut paralyser l’ensemble de la chaîne de valeur. On peut expérimenter posément dans le cadre d’une confiance sociale pour avancer sur ces sujets. Mais, pour atteindre de tels objectifs, l’État dont nous dépendons peut abandonner une lourdeur bureaucratique au profit d’une meilleure intégration de la société civile dans ses actions permettant, par un dialogue confiant, l’émergence d’idées porteuses de futur. Pour nous, acceptera-t-on comme le recommande Philippe que chacun arrête de faire toute sa recherche selon des modes traditionnels (ceux de 2019 !), mais utilise une partie de son temps avec une volonté/une obligation de transversalité pour travailler avec les autres domaines. C’est un moyen de considérer les autres en vrais partenaires.
Ou se situera-t-on alors demain, entre simple reprise de l’existant (business as usual) et/ou reconstruction majeure ? En tout cas, chapeau les amis, mes amis, j’ai aimé me retrouver près de vous, j’en ai même oublié ma vertèbre fracturée…