17 mars 2020 – Le virus, le monde et moi – Temps de guerre
Correspondance : Mathilde Fournial
Médecin généraliste. Un pseudonyme est utilisé pour respecter le total anonymat des patients
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Quel drôle de temps ! Dehors enfin les températures s’adoucissent, les nuages s’estompent, et aux arbres les bourgeons fleurissent. Et dedans ? Dedans, les gens se confinent et s’enferment, se cloîtrent. Les réactions sont étonnantes, mais aussi, comment ne pas s’étonner d’une chose qu’on n’a jamais vécue ? Le matin en allant au travail je me sens l’âme d’un fantassin, partant au combat. Après tout, Il nous a parlé de guerre. Je me sens aussi presque chanceuse : moi j’ai le droit de sortir ! et demain je me ferai une joie d’aller en visite à domicile de l’autre côté de Montaud, à pied, très lentement, en respirant l’air de la fin de journée.
Ce soir en partant du cabinet des idées incongrues me viennent à l’esprit. Tandis que je marche quasi seule dans la rue, dans le silence apaisant d’une ville morte, une voiture de la police municipale rôde. Puis trois flics en moto. Je me demande à quel moment ils vont me demander mon autorisation de sortie, mais j’ai mon talisman, tadam ! caducée ! 330 € de cotisation au controversé Conseil de l’Ordre finalement pas trop mal placés. Il faut donc une pandémie mondiale pour la justifier… Dans ma caboche, je râle d’avance contre ces pervenches qui me demanderont mon passe magique, et me dis qu’il faudrait presque un brassard bien visible pour pas qu’on m’ennuie. Un brassard… ben oui ! Tiens… Un brassard « Service Sanitaire » par exemple, un brassard SS. Terrible écho.
La situation me donne l’impression de revivre des temps de guerre, et pourtant, je n’en ai jamais vécu. On se rend compte alors de la richesse de sa vie d’antan, d’antan d’il y a une semaine encore. Ces sorties avec des amis, ces cinés, ces conférences. Les bières, les rires, les soirées à refaire le monde, les frites grasses de la Friterie, cuisinées par Momo et servies par Louise. Les lectures au parc, le théâtre avec les copains. Les virées dans le Pilat et les longues heures à traîner à la librairie et toucher tous les livres. Les embrassades entre potes, juste pour se dire bonjour. Toucher, toucher les gens, tout le temps.
Et au travail, toucher les gens, et se dire « mince, cette main sur l’épaule, pour adoucir sa peine, calmer son angoisse, lui dire qu’on est deux humains, c’est un vecteur du Virus, il faut pas ! » L’ambiance au cabinet aussi a bien changé. La secrétaire est partie en télétravail. Elle ne fait plus le café chaud du matin, et on ne râle plus ensemble sur les demandes bizarres de patients. Les chaises sont espacées dans la salle d’attente, qui est vide d’ailleurs, les malades viennent au compte-gouttes. Certains n’ont manifestement pas saisi les enjeux. Une dame de 80 ans vient me voir pour un problème de douleur aux pieds depuis un an. D’autres n’ont retenu que les messages alarmistes et ne dorment plus depuis une semaine parce que leur gorge les gratte. Aujourd’hui je prescris à deux personnes un anxiolytique, car ils pètent littéralement un câble.
Le Virus agit comme un révélateur. Dans les familles, les fragiles équilibres sont bousculés, les non-dits explosent et les vieilles rancœurs ressurgissent. Pour d’autres c’est l’inquiétude pour les siens qui envahit et dénature tout. Un climat de tension est là, tapi dans l’ombre, prêt à faire tout chavirer. Les rayons des magasins se vident en un rien de temps, les masques sont volés dans les hôpitaux. Les grands oubliés seront sûrement les SDF, les migrants, les fous et les alcoolos, les drogués, les cas soc’. Qu’advient-il d’eux en ce moment ? Le service minimum des acteurs du médico-social suffira-t-il ? Ce seront comme toujours les plus faibles du troupeau qui seront laissés de côté. Le pangolin et le reste des espèces en voie de disparition ont bien pensé la chose, finalement.
Et puis à côté de ça, de jolis effets. Des chaînes de solidarité, des entraides entre voisins. Des messages de soutien. On me propose des petits plats, des masques périmés, des masques cousus main, des mercis à tout va. On m’appelle pour savoir si je vais bien. Il y a aussi une émulation formidable au sein de la communauté des MG enseignants et chercheurs. Certains patients, ceux sous alprazolam, me disent qu’ils ne savent pas comment je fais pour « prendre ce risque ». Je les regarde avec des yeux ronds, mais en fait, vivre seule n’a jamais été aussi confortable : je rentre chez moi avec mon nouveau compagnon le Virus, prends quelques précautions bien sûr, lessive, douche et changement, mais, bon, ça va quoi. Peut-être le confinement sera long, car paradoxalement, après avoir vu des patients toute la journée, la solitude de l’appartement n’est pas réconfortante, mais au moins je suis seule avec toi, Virus, et je ne m’en fais pas.