11 mai 2020 - COVID ou cancer : choix tragique et dilemme éthique
Correspondance : Laurent Villeneuve
Université Lyon 1, EA 3738, Lyon
Hospices Civils de Lyon, Pôle de santé publique, Service de recherche clinique et épidémiologique, Lyon
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La pandémie de COVID-19 ébranle profondément l'équilibre de notre système de soins et nos certitudes de soignants. Si jusqu’alors, et bien qu'en tension croissante depuis deux décennies, l'offre était adaptée à la demande, l'afflux massif de patients nécessitant des soins intensifs entre en concurrence directe avec la prise en charge d'autres patients, en particulier onco-chirurgicale, et rompt cet équilibre à la manière brutale des catastrophes naturelles. À un détail près : cette inadéquation de l’offre de soins à la demande s'étend à l'ensemble du territoire et s’annonce durable. En tant que médecins et chirurgiens nous témoignons de notre engagement total dans la lutte contre cette pandémie mais il est de notre devoir de soulever dès à présent des questions.
Nous sommes face à une problématique familière à la médecine de guerre ou à la médecine humanitaire. En présence de moyens matériels et de ressources humaines limités quels patients choisissons-nous de traiter et sur quels critères ? C’est bien à cette question brutale et jusqu’alors étrangère à nos pratiques quotidiennes qu’il faut répondre
Le Comité Consultatif National d’Éthique, en réponse à la saisine du ministère chargé de la Santé et des Solidarités, a produit le 13 mars un document qui vise à éclairer les choix politiques en ouvrant la réflexion éthique. Le comité évoque devant la pénurie de moyens le risque de « traitement différencié des patients infectés par le COVID-19 et ceux porteurs d’autres maladies ». Ce risque est désormais une réalité pour la majorité des patients pris en charge pour une carcinose péritonéale, et la continuité des soins annoncée au début de la pandémie n’est désormais plus possible. Les centres hospitaliers et les établissements privés ont déprogrammé massivement des chirurgies carcinologiques et ne programment plus que de rares patients sur les quelques plages opératoires encore dévolues aux spécialités chirurgicales.
Cette allocation prioritaire des ressources aux patients COVID positifs se présente comme une évidence et semble inquestionnable. Or il s’agit bien là d’un choix, parmi d’autres possibles, qui justifie de mesurer ses conséquences globalement et ses motivations.
Ce choix, guidé par des déterminants émotionnels et politiques (au demeurant compréhensibles), nous contraint à dégrader la prise en charge carcinologique de nos patients en repoussant la chirurgie à une date incertaine et en indiquant des chimiothérapies d’attente, hors de tous les standards et recommandations nationaux et internationaux.
Tous les ans, 382 000 nouveaux cas de cancers sont diagnostiqués et traités en France avec des taux de survie et de guérison, tous âges confondus, parmi les meilleurs au monde. Cette amélioration de la survie bénéficie notamment aux patients atteints de maladies métastatiques graves qui peuvent voir leur pronostic amélioré par une chirurgie lourde complétée par une chimiothérapie. Simple exemple, la médiane de survie d’un patient atteint de carcinose d’origine colorectale (plus de 8 000 nouveaux cas par an en France) est passée de 6 mois en 1990 à 42 mois en 2020 pour des patients dont l’âge médian dans l’étude prospective la plus récente était de 60 ans. Les résultats d’une chimiothérapie seule avec les protocoles modernes plafonnent à 24 mois.
Plusieurs sociétés savantes ont émis des guides pour la prise en charge des patients en cette situation de pénurie des moyens et de risque de contamination. Ces recommandations se veulent une aide au « tri » des patients prioritaires et sont pour la plupart des avis d’experts qu’aucun rationnel solide ne vient étayer puisque la situation est inédite. Ces recommandations ont une utilité pour nourrir la réflexion, mais une sélection des patients sur des critères objectifs à 100 % reste un pur mirage.
On peut se livrer à une expérience de pensée : un patient de 70 ans COVID-19 positif avec une maladie cardiovasculaire nécessite une place en réanimation ; un patient de 45 ans avec deux enfants en bas âge a terminé sa chimiothérapie néo-adjuvante et fait sa pré-habilitation en vue d’une chirurgie de cytoréduction pour son cancer de l’estomac indifférencié avec carcinose péritonéale limitée. Est-il justifié de reporter l’intervention du deuxième au titre qu’il occuperait une place en réanimation qui empêcherait le soin du premier ? Cet exemple peut paraitre caricatural mais il est plausible et permet de saisir toute la cruauté de la situation actuelle. Si l’on s’applique à suivre une éthique utilitariste, qui veut le bien du plus grand nombre, alors il faut questionner l’accès prioritaire des patients COVID-19 positifs aux soins critiques et aux ressources mobilisées. Le CCNE précise ainsi que les « […] choix devront toujours être expliqués et respecter les principes de dignité de la personne et d’équité ». Il nous semble urgent qu’une stratégie plus globale soit initiée, à tous les échelons de prise de décision.
Parce que la pandémie suscite une émotion importante dans la population et que les décideurs seront jugés sur leur capacité à faire face à cette « vague », tous les efforts sont portés vers la focalisation du système de soin sur la pandémie tandis que les effets collatéraux de cette stratégie sont rendus invisibles. Or, si la réduction drastique d’accès à la chirurgie se poursuit, nous constaterons une surmortalité importante parmi nos patients. Ces décès retardés, plus étalés dans le temps ne peuvent pas faire l’objet d’un décompte immédiat qui frapperait l’esprit mais ils seront bien réels.
Une fraction de l’activité onco-chirurgicale de recours au sein des centres experts repousse les frontières du traitement curatif pour prolonger la survie de patients autrement condamnés à moyen terme. Il n’y a aucune hésitation à identifier ces patients et à discuter de surseoir à de telles interventions consommatrices de temps de bloc opératoire, d’occupation de lits de réanimation et à haut risque de complications sévères pour un bénéfice plus incertain. Mais elles ne recouvrent qu’une faible part de nos indications.
Par ailleurs, aucun rationnel solide ne vient à l’appui d’une politique systématique de report de la chirurgie au motif d’un risque accru de développer une forme grave de COVID-19. Pour ceux chez qui l’abstention thérapeutique est retenue, qui peut garantir qu’elle est plus bénéfique qu’une chirurgie en situation de pandémie ? Le choix d’ailleurs n’appartient-il pas au patient, sur la base d’une information claire et loyale ? Ou, à défaut de choix, la reconnaissance des principes de bienfaisance et de justice, tels que proposés par l’École de Georgetown il y a 50 ans ?
Le recours à la chimiothérapie apparaît ici comme l’alternative qui permet de pallier une abstention chirurgicale, le refuge idéal. Sauf que les résultats oncologiques à long terme sont moins bons, que cela induit des problèmes de tolérance et de chimiorésistance, expose au risque de perdre définitivement la possibilité d’une chirurgie. Qui plus est le risque d’infection sévère au COVID-19 semble plus important lors d’une chimiothérapie justifiant, pour de nombreux oncologues, de diminuer l’intensité du traitement. Enfin, nombre de services d’oncologie, déjà débordés avant l’épidémie, doivent faire face à ce nouvel afflux.
Le report de nombreuses chirurgies oncologiques lourdes au bénéfice de la gestion de l’afflux de patients COVID-19 positifs nous semble porter atteinte au principe d’équité qui est au cœur de notre éthique médicale et doit être interrogé.
C’est dès à présent qu’il faut penser les conditions d’un partage équitable des moyens entre tous les patients. Une évaluation précise des ressources de soins des secteurs publics et privés, des centres de lutte contre le cancer (personnel, médicaments, matériel, locaux), et des caractéristiques des patients à traiter (cancers, maladies chroniques, COVID-19) constitueraient un préalable à une hiérarchisation concertée des priorités et à une optimisation des ressources pour traiter un maximum de patients au mieux. L’adaptation, localement, des stratégies à la phase de l’épidémie en cours (anticiper les chirurgies en phase pré-vague par exemple), la sollicitation des structures de soins privées pour sanctuariser des établissements COVID-19 négatifs où pourraient intervenir différentes spécialités sans pénaliser la prise en charge des établissements COVID-19 positifs, l’anticipation de la phase tardive de l’épidémie où les patients non traités vont se télescoper avec les nouveaux diagnostiqués, sont des pistes qui pourraient aider à répondre à ces enjeux.
En cette période de pandémie, la disproportion de la demande face à l’offre de soin possible est une réalité. Nous sommes contraints de choisir à quels patients la mise en œuvre des moyens va le plus bénéficier. Ce calcul de probabilité met au défi notre éthique de soignants, en nous demandant d'attribuer des valeurs distinctes à la vie des patients. Il s’agit de choix douloureux, qui font violence à l’essence même de ce qui nous unit dans une communauté de soignants, toutefois nous devons porter la voix des milliers de patients atteints d’un cancer dont les prises en charge sont dégradées et défendre leur accès aux soins, même en période de pandémie. La force de notre système, justement, réside dans sa capacité à apporter la réponse la plus adaptée. Mais n’est-ce pas, là encore, un mirage ?
Liens d'intérêts
Les auteurs déclarent n’avoir aucun lien d’intérêt en rapport avec l’article.