10 avril 2020 - Réflexions sur la priorisation de l'intérêt des patients, les essais cliniques et le soin
Correspondance : Dominique Taillefer
Docteur en philosophie, Enseignant 1998-2019 en Éthique et Action Sanitaire et Sociale, Bioéthique à l’université Paul Valery, Montpellier III ; Membre du Comité de Protection des Personnes Sud-Méditerranée II
Mots-clés : essai clinique ; soin ; activités de recherche ; éthique [clinical trial ; health care ; research activities ; ethics].
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1. Le principe selon lequel « l'intérêt des personnes qui se prêtent à une recherche impliquant la personne humaine prime toujours les seuls intérêts de la science et de la société » (art L.1121-2 Code de la Santé Publique), hérité de la Déclaration d'Helsinki, n'est en aucun cas une récusation des essais cliniques, de la science et de la société !
Il signifie que lorsque l'intérêt des patients est menacé au sein d'un essai clinique (par exemple, une balance bénéfice/risque défavorable), c'est cet intérêt que l'on doit prioriser, privilégier. Ce n'est tout de même pas la même chose que de transformer ce principe en une opposition aux essais cliniques !
Autrement dit, prioriser l'intérêt du patient cela signifie que si on est amené à arbitrer au sein d'un essai clinique entre le bénéfice pour la science ou la société et l'intérêt du patient, on doit privilégier ce dernier.
On appelle cela un garde-fou. C'est exactement la fonction de l'éthique : poser des limites.
2. De façon plus générale, on ne saurait opposer exigence éthique et exigence scientifique. Je voudrais rappeler la phrase emblématique du Comité consultatif national d'éthique (CCNE) dès son deuxième avis (1984) « Il n'est pas conforme à l'éthique d'administrer un traitement dont on ne sait, alors qu'on pourrait le savoir, s’il est le meilleur des traitements disponibles, voire même s’il est efficace et s'il n'est pas nocif ».
En outre, dès le départ également de son activité, le CCNE a affirmé que ce qui n'est pas scientifique n'est pas éthique. Pour autant, tout ce qui est scientifique n'est pas automatiquement éthique.
Ne pas construire scientifiquement (prérequis, méthodologie, etc.) un essai, c'est manquer à l'intérêt des personnes puisque c'est les faire participer à un essai inutile. Le progrès des soins est inséparable du programme fixé à la médecine par Claude Bernard et bien d'autres au XIXe siècle pour gagner en efficacité : construire les conditions de la connaissance par les essais notamment.
3. Ceci étant posé, il y a depuis longtemps une tension entre recherche et soins comme l’indique le philosophe Grégoire Chamayou dans sa belle étude consacrée à l'histoire de l’expérimentation médicale (Les corps vils, 2008). Il y a un temps long de la recherche et un temps court pour le soin, ce qu'illustre tragiquement la situation actuelle. C'est une problématique forte et cette tension on la retrouve entre essai pour soigner et essai pour comprendre. Sauf que cette différence est un leurre à mon avis dans la mesure où même dans l'essai pour soigner, si on ne suit pas un protocole répondant à des normes scientifiques, que montre-t-on, que prouve-t-on ?
À considérer que l'essai apporte un bénéfice, en quoi cela pourra-t-il nous permettre d'en tirer des conclusions pour l'avenir si on ne sait pas pourquoi, comment, dans quelles conditions, etc. ?
Tout cela est su depuis longtemps. Même l'essai pour soigner s'est donc inscrit dans un long processus visant à sortir de l'empirisme.
Pour autant, est-on sorti de cette tension entre recherche et soin ? À l’évidence non, au vu des polémiques actuelles, au vu de questions telles que celles posées par un membre du collège scientifique de mon CPP à propos d’un « protocole » empirique du Dr Bastien qui avait défrayé la chronique dans les années 1960, relatif à l’intoxication par les amanites phalloïdes : « Pouvait-on se permettre de mettre en œuvre un protocole dont les résultats étaient incertains car l’efficacité non prouvée ? Pouvait-on se permettre de ne pas donner le traitement alors qu’il y avait une chance infime de succès ? »
Et au vu de l'urgence sanitaire d'aujourd'hui.
J'ajoute que cette tension préexiste à l'épidémie d'aujourd'hui car chaque homme qui va mourir en l'absence de traitement dans quelque maladie que ce soit, c'est une urgence.
Peut-être cette problématique est-elle à approfondir mais à mon sens ce n'est pas en torpillant les essais cliniques qu'on le fera.
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