11 avril 2020 - Prise en charge en oncologie digestive dans le contexte du COVID-19
Auteurs : Astrid Lièvre1, Olivier Bouché2,3, Thomas Aparicio4, Pierre Michel5
1CHU Pontchaillou, Service des maladies de l’appareil digestif, Université Rennes 1, 2 rue Henri Le Guilloux, 35033 Rennes Cedex 09 ; coordonnatrice de la cohorte GCO-02 CACOVID-19
2CHU Reims, Unité de Médecine Ambulatoire Cancérologie-Hématologie (UMA-CH), Reims ; coordonnateur du chapitre 21 Prise en charge des cancers digestifs en fonction de la situation épidémique COVID-19 du TNCD
3 CHU Reims, Service d’Hépato-Gastroentérologie et Oncologie Digestive, Reims
4AP-HP, Université de Paris, Hôpital Saint-Louis, Service de gastroentérologie et oncologie digestive, Paris ; président des GCO et vice-président de la FFCD
5CHU Rouen, Normandie Univ, UNIROUEN, iNSERM1245, IRON group, Hôpital universitaire de Rouen, Service d’Hépato-Gastroentérologie ; président de la FFCD
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Les patients atteints de cancer sont généralement plus sensibles aux infections que les personnes sans cancer en raison d'une immunodépression causée par leur maladie tumorale et/ou les traitements anti-cancéreux administrés. Ces patients pourraient donc être particulièrement à risque de COVID-19.
Risque et gravité du COVID-19 chez les patients atteints de cancer digestif
Données de la littérature
Il n'existe à ce jour aucune étude sur le COVID-19 spécifiquement dédiée aux patients atteints d'un cancer digestif.
Une étude coréenne publiée en 2019 avant l'apparition du COVID-19 a évalué 1 503 cas de pneumopathie virale dont 9 % étaient liées à un coronavirus [1]. Les patients avec cancer n’étaient pas plus souvent infectés par un coronavirus que les autres mais, en cas d'infection, leur taux de mortalité à 30 jours était supérieur à celui des autres (24 % vs. 3 % ; p < 0,001). En analyse multivariée, la présence d’un cancer restait un facteur de risque de mortalité à 30 jours (OR 2,25, p = 0,001), au même titre que l’âge (> 65 ans), la co-infection virale et bactérienne et un état de choc initial. Dans deux grandes séries publiées de 99 et 201 cas de pneumopathies avec preuve biologique d’infection COVID-19, il n’y avait que deux patients atteints de cancer, sans précision sur leur localisation [2, 3].
Dans une série multicentrique chinoise regroupant 2 007 patients avec COVID-19, 18 cas (1 %) de patients avec antécédent de cancer ont été rapportés [4]. Cette proportion était supérieure à l’incidence du cancer dans la population générale chinoise depuis le début de l'épidémie (0,29 %). Les cancers du poumon (n = 5) et colorectaux (n = 5) étaient les deux cancers les plus fréquents. Ces patients avec cancer avaient des formes de COVID-19 plus graves que les patients sans cancer (39 % vs. 8 %, p = 0,0003), en particulier chez ceux ayant eu une chimiothérapie ou une chirurgie dans le mois précédant le diagnostic de COVID-19 (75 % vs. 43 %), ce qui était confirmé en analyse multivariée (Odds ratio = 5,34 (IC 95 % : 1,80-16,18 ; p = 0,0026). Cependant, cette étude comporte des limites, d'ores et déjà soulignées par d'autres auteurs [5, 6]. En effet, l'effectif était faible et la population de patients atteints de cancer très hétérogène, avec notamment 12 patients sur 16 en surveillance et à distance du traitement initial de leur cancer (donc sans immunodépression), dont la moitié avait un antécédent de cancer datant de plus de 4 ans. Ces données ne permettent pas de conclure avec certitude que les formes sévères de COVID-19 observées soient directement liées au cancer et à la chimiothérapie.
Une deuxième étude chinoise portant sur les données de COVID-19 de 1 524 patients atteints de cancer admis entre le 30 décembre 2019 et le 17 février 2020 dans le département de radiothérapie et d'oncologie médicale de l'hôpital universitaire de Wuhan, a rapporté un taux d'infection à SARS-CoV-2 supérieur chez ces patients à celui des habitants de la ville de Wuhan durant la même période (0,79 % vs. 0,37 %) [7]. Les cancers du poumon étaient la localisation tumorale la plus fréquente (58 %, soient 7 patients dont 5 étaient en cours de chimiothérapie ± immunothérapie), suivi des cancers digestifs (deux cancers colorectaux, un cancer du pancréas). Trois décès (25 %) liés au COVID-19 ont été rapportés. Il semble donc que le risque COVID-19 soit réellement augmenté chez les patients atteints de cancer, même si, là encore, moins de la moitié des patients infectés avaient un traitement anti-cancéreux en cours.
Une autre série chinoise apporte des données un peu plus précises sur 28 cas (2,2 %) de cancers identifiés parmi 1 276 patients admis pour prise en charge d'un COVID-19 dans trois hôpitaux de Wuhan entre le 13 janvier et le 26 février 2020 [8]. Un tiers des 28 cancers étaient digestifs (quatre cancers de l'œsophage, deux carcinomes hépatocellulaires, un cancer gastrique et deux cancers colorectaux), et un quart étaient bronchiques. Dix patients (36 %) avaient une maladie métastatique et près de 40 % avaient une comorbidité associée (HTA, maladie cardio- ou cérébro-vasculaire, diabète, BPCO, cirrhose ou hépatite B chronique). Tous avaient reçu un traitement anti-tumoral, dont 75 % une chirurgie et 89 % une chimiothérapie, thérapie ciblée, immunothérapie et/ou radiothérapie. Un de ces traitements médicaux anti-cancéreux avait été réalisé dans les 14 jours précédant le diagnostic de COVID-19 chez 6 patients (21 %), dont 5 ont présenté une forme sèvre de COVID-19 nécessitant une admission en réanimation et/ou une ventilation. Au total, plus de la moitié des patients a présenté une forme sévère ayant conduit au décès chez 29 % d'entre eux. L'administration d'un traitement anti-tumoral dans les 14 derniers jours était un facteur de risque indépendant de forme grave de COVID-19 (Hazard Ratio = 4,08 ; p = 0,010)
Ces premières données de la littérature suggèrent que l’infection à SARS-CoV-2 est deux à trois fois plus fréquente chez les sujets atteints de cancer que dans la population générale et qu'elle est associée à des formes de COVID-19 plus graves et plus mortelles. Cependant ces données nécessitent encore d'être consolidées, mais aussi d'être précisées, notamment quant au type et au délai des traitements anti-tumoraux réellement à risque afin de pouvoir avoir une attitude adaptée quant à la prise en charge des patients récemment traités ou en cours de traitement, que ce soit en situation adjuvante ou métastatique.
Les données actuelles suggèrent que l'infection à SARS-CoV-2 serait deux à trois fois plus fréquente chez les sujets atteints de cancer que dans la population générale et associée à des formes de COVID-19 plus graves et plus mortelles.
Perspectives
C'est la raison pour laquelle la Fédération Francophone de Cancérologie Digestive (FFCD) a mis en place, dans le cadre d'une coopération nationale avec cinq autres Groupes Coopérateurs en Oncologie (GCO) (ARCAGY-GINECO, GERCOR, GORTEC, IFCT et IGCNO-ANOCEF) une cohorte ambispective (rétro- et pro-spective) française GCO-02 CACOVID-19, dont l'objectif est de recueillir des données à propos des patients atteints de cancer et COVID-19 dans le but d'améliorer les connaissances sur les caractéristiques et la gravité de l'infection chez les patients atteints de cancers digestifs ou d'autres cancers concernés par les GCO participants (gynécologiques, tête et cou, thoraciques et du système nerveux central), ses facteurs de risque, mais également sur l'impact du COVID-19 sur la prise en charge du cancer. Cette cohorte est ouverte aux inclusions depuis le 3 avril 2020 (promotion FFCD, coordination Pr Astrid Lièvre).
Une cohorte française des Groupes Coopérateurs en Oncologie, dédiée aux patients atteints de cancer et COVID-19 (GCO-02 CACOVID-19) et promue par la Fédération Francophone de Cancérologie Digestive, est ouverte aux inclusions depuis le 3 avril 2020
Prise en charge des patients avec cancer digestif pendant l'épidémie COVID-19
Des collègues chinois ont publié plusieurs articles suggérant de modifier certaines pratiques chez les patients atteints de cancer durant l'épidémie COVID-19 avec deux principaux objectifs : 1) limiter les situations à risque très élevé telles qu'une chirurgie majeure ou une polychimiothérapie cytotoxique, et 2) limiter les contacts, en particulier avec les lieux de soins. En France, le Haut Conseil de la Santé Publique a émis le 14 mars 2020, et actualisé le 20 mars 2020, un avis relatif à la prise en charge des patients à risque de forme sévère de COVID-19 assorti d’une annexe comportant des recommandations à appliquer aux patients porteurs d’un cancer solide. Une synthèse de ces recommandations a été publiée [9]. Là encore, les enjeux sont 1) de protéger les patients ayant un cancer de toute contamination et 2) d’organiser dans les meilleures conditions possibles, la poursuite des traitements y compris pour les patients COVID-19, s’il y a lieu.
Dans ce contexte, plusieurs groupes d'experts ou sociétés savantes françaises impliqués en oncologie digestive ont également émis des recommandations spécifiques, notamment concernant la chirurgie oncologique [10-12] ou l'administration d'immunothérapie [13]. De façon plus globale, un travail collaboratif a été réalisé sous l'égide de la SNFGE, de la FFCD et de toutes les sociétés savantes impliquées en cancérologie digestive (GERCOR, UNICANCER, SFCD, SFED, SFRO, ACHBT, SFR, SIAD, FRI) pour mettre rapidement à disposition des cliniciens un nouveau chapitre du Thésaurus National de Cancérologie Digestive (TNCD) dédié à la prise en charge des cancers digestifs en fonction de la situation épidémique COVID-19 sous la coordination du Pr Olivier Bouché [14]. Ce chapitre 21, mis en ligne sur le site de la SNFGE (https://www.snfge.org/content/21-prise-en-charge-des-cancers-digestifs-en-fonction-de-la-situation-epidemique-covid-19), propose de façon pragmatique des ajustements thérapeutiques pluridisciplinaires (chirurgie, radiothérapie, radiologie interventionnelle, chimiothérapie, biothérapie) par organe mais également des réflexions sur la réorganisation des hôpitaux de jour de cancérologie, la conduite à tenir en cas de suspicion ou diagnostic de COVID-19 en cours de chimiothérapie assortis des critères de levée d'isolement et enfin les adaptations de la surveillance (en cours de traitement et en post-thérapeutique) et de la recherche clinique.
Un nouveau chapitre du Thésaurus National de Cancérologie Digestive dédié à la prise en charge des cancers digestifs en fonction de la situation épidémique COVID-19 est mis en ligne sur le site de la SNFGE et régulièrement actualisé
Compte tenu du caractère rapidement évolutif de l'épidémie et des connaissances qui s'y rattachent, toutes ces recommandations sont cependant sujettes elles-mêmes à évoluer, comme en témoigne la mise en ligne (déjà !) de la quatrième version du TNCD le 10 avril 2020 que nous vous invitons à consulter.
Liens d’intérêts
Les auteurs déclarent n'avoir aucun lien d'intérêt en rapport avec l'article.
Take home messages
Des études chinoises suggèrent que l'infection à SARS-CoV-2 est 2 à 3 fois plus fréquente chez les sujets atteints de cancer que dans la population générale et qu'elle est associée à des formes de COVID-19 plus graves et plus mortelles. Ces données nécessitent d'être confirmées et complétées.
Depuis le 3 avril 2020 est ouverte une cohorte française (GCO-02 CACOVID-19), promue et coordonnée par la FFCD en collaboration avec 5 autres Groupes Coopérateurs en Oncologie (ARCAGY-GINECO, GERCOR, GORTEC, IFCT et IGCNO-ANOCEF) dont l'objectif est de recueillir des données à propos des patients atteints de cancer et COVID-19
Mise en ligne depuis le 18 mars 2020 d'un nouveau chapitre du Thésaurus National de Cancérologie Digestive (Chapitre 21) dédié à la prise en charge des cancers digestifs en fonction de la situation épidémique COVID-19 (https://www.snfge.org/content/21-prise-en-charge-des-cancers-digestifs-en-fonction-de-la-situation-epidemique-covid-19
Références
1. Kim YJ, Lee ES, Lee YS. High mortality from viral pneumonia in patients with cancer. Infect Dis 2019 ; 51 : 502-9. https://www.tandfonline.com/doi/full/10.1080/23744235.2019.1592217
2. Chen N, Zhou M, Dong X, et al. Epidemiological and clinical characteristics of 99 cases of 2019 novel coronavirus pneumonia in Wuhan, China: A descriptive study. Lancet 2020 ; 395 : 507-13. https://www.sciencedirect.com/science/article/pii/S0140673620302117
3. Wu C, Chen X, Cai Y, et al. Risk factors associated with acute respiratory distress syndrome and death in patients with coronavirus disease 2019 pneumonia in Wuhan, China. JAMA Intern Med 2020 Mar 13. doi: 10.1001/jamainternmed.2020.0994. [Epub ahead of print]. https://jamanetwork.com/journals/jamainternalmedicine/fullarticle/2763184
4. Liang W, Guan W, Chen R, et al. Cancer patients in SARS-CoV -2 infection: a nationwide analysis in China. Lancet Oncol. https://www.thelancet.com/pdfs/journals/lanonc/PIIS1470-2045(20)30096-6.pdf
5. Wang H, Zhang L. Risk of COVID-19 for patients with cancer. Lancet Oncol 2020 Mar 3. pii: S1470-2045(20)30149-2. https://www.thelancet.com/pdfs/journals/lanonc/PIIS1470-2045(20)30149-2.pdf
6. Xia Y, Jin R, Zhao J, Li W, Shen H. Risk of COVID-19 for cancer patients. Lancet Oncol. 2020 Mar 3. pii: S1470-2045(20)30150-9. https://www.thelancet.com/pdfs/journals/lanonc/PIIS1470-2045(20)30150-9.pdf
7. Yu J, Ouyang W, Chua ML. SARS-CoV-2 Transmission in Patients With Cancer at a Tertiary Care Hospital in Wuhan, China. JAMA Oncol Published online March 25, 2020. doi:10.1001/jamaoncol.2020.0980. https://jamanetwork.com/journals/jamaoncology/fullarticle/2763673
8. Zhang L, Zhu F, Xie L, et al. Clinical characteristics of COVID-19-infected cancer patients: A retrospective case study in three hospitals within Wuhan, China.Ann Oncol. 2020 Mar 26. pii: S0923-7534(20)36383-3. doi: 10.1016/j.annonc.2020.03.296. [Epub ahead of print] ; https://www.sciencedirect.com/science/article/pii/S0923753420363833
9. Grellety T, Ravaud A, Canivet A, et al. [SARS-CoV-2/COVID 19 Infection and Solid Cancers: Synthesis of Recommendations for Health Professionals]. Bull Cancer. 2020 Mar 27. pii: S0007-4551(20)30152-1. doi: 10.1016/j.bulcan.2020.03.001. [Epub ahead of peint]. https://www.em-consulte.com/article/1357631
11. Tuech JJ, Gangloff A, DI Fiore F, et al. Strategy for the practice of digestive and oncologic surgery in COVID 19 epidemic situation. J Visc Surg. 2020 Mar 31. pii: S1878-7886(20)30070-9. doi: 10.1016/j.jviscsurg.2020.03.008. [Epub ahead of peint]. https://www.sciencedirect.com/science/article/pii/S1878788620300709?via%3Dihub
12. Glehen O, Kepenekian V, Abba J, et al. Prise en charge des tumeurs primitives et métastatiques du péritoine en période de pandémie CoViD-19. Pistes de réflexion et de priorisation du groupe RENAPE et BIG-RENAPE. J Visc Surg. 2020 sous presse.
13. https://www.fitcancer.fr/wp-content/uploads/2020/03/20200325_Recommandations-coronavirus.pdf
14. Di Fiore F, Bouché O, Lepage C, et al., on behalf of the Thésaurus National de Cancérologie Digestive (TNCD). Propositions of alternatives in digestive cancers management during the COVID-19 epinemic period: A French Intergroup clinical point of view (SNFGE, FFCD, GERCOR, UNICANCER, SFCD, SFED, SFRO, ACHBT, SFR). Dig Liver Dis 2020 sous presse.